article écrit le 26 12 2010
image de Wassim Ghozlani tirée de "Télérama" mai 2011
Parfois les évènements tragiques sont des bonnes nouvelles. Le sacrifice du jeune Mohamed Bouazizi a été l’évènement déclencheur de deux magnifiques révolutions populaires et victorieuses. Si cet évènement malheureux a rencontré un tel écho, c'est parce que ses causes sont à la rencontre de plusieurs maux que connaissent les sociétés arabes : la désespérance des jeunes diplômés ne trouvant pas l’emploi correspondant à leurs études, la colère de ceux qui, parce que d’origines modestes, ne sont pas pistonnés et sont donc dans l’impossibilité de sortir du chômage, de se marier et de fonder une famille, le mépris et la rigueur de la police à leur encontre, et inversement sa déférence et ses passe-droits systématiques envers les puissants et les riches, l’absence de libertés, … Pour toutes ces raisons, la majorité s’est reconnue dans ce geste désespéré.
Mais au-delà d’être avant tout la réaction politique à toutes ces souffrances accumulées depuis tant d’années, ces révolutions sont incroyablement riches d’enseignements et de changements pour l’avenir.
Le premier enseignement, c’est la modernité de ces révolutions et donc la défaite politique historique de l'islamisme. Elles sont authentiquement démocrates, revendiquent la fin de la dictature, la justice et la liberté. Il n’y a aucune revendication religieuse ou identitaire. Les habitants sont venus en famille, pacifiquement, musulmans mêlés aux coptes en Egypte et aux juifs en Tunisie, avec une volonté simple : « dégage » le dictateur, « dégage » ce système qui enferme la société dans un carcan répressif pour piller tranquillement les ressources du pays. Tous les pays arabes sont confrontés aux mêmes problèmes et ça bouge simultanément dans tous les pays. Et c’est ce qui en fait un temps fort de l’histoire du Moyen Orient et du Maghreb. Après le temps du nationalisme arabe dans les années 50 avec Nasser, puis le temps de l’islamisme dans les années 80 avec Hassan el Banna et Khomeiny, voici venu le temps d’un nouveau panarabisme démocratique moderne et pacifique. L'islamisme n'est donc plus pour les peuples arabes une alternative crédible aux régimes en place et encore moins à la standardisation à l'occidentale des modes de vie en cour dans le monde arabe comme dans le reste du monde.
Le deuxième enseignement est le caractère générationnel de ces révolutions. C’est une conséquence de l’évolution démographique de pays où les moins de 30 ans représentent 70% de la population mais où ils sont marginalisés socialement et culturellement. Le verrouillage politique empêche le décollage économique et la redistribution des richesses nécessaires pour fournir du travail aux jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Le verrouillage de l’information n’est plus tenable avec la généralisation de l’usage d’internet et des réseaux sociaux. Ainsi les jeunes générations reprennent en main leur avenir, reprennent des mains des 50 à 80 ans les leviers des pouvoirs politiques, économiques, médiatiques et culturels qu’ils monopolisent pour jouir de leurs positions acquises au détriment des plus jeunes auxquels ils n’offrent ni avenir ni espoir.
A ce titre, ce conflit générationnel pourrait bien se produire en France. Quand les jeunes réaliseront qu’ils sont majoritairement condamnés aux petits boulots mal payés, … et qu’en plus ils devront rembourser les dettes de fonctionnement contractées par leurs aînés, ... et supporter la hausse du coût de leurs retraites et et de la dépendance !
Le troisième enseignement, c’est l’émergence d’une classe moyenne mondialisée. Malgré l’accroissement des inégalités et la paupérisation de beaucoup, les classes populaires, au sens culturel du terme, n’existent pratiquement plus. Tout ce qui caractérisait une classe populaire, c'est-à-dire un niveau d'instruction plus faible et un mode de vie fait de privations compensées par le développement d’une culture de la solidarité spécifique à l’environnement culturel, est en voie de disparition. Il y a aujourd’hui une gigantesque classe moyenne qui, malgré les difficultés sociales, a adopté un même mode de vie consumériste, ou du moins, un même rêve de mode de vie consumériste, et qui grâce à la télévision, à internet, aux réseaux sociaux, à la téléphonie mobile, …, accède aux mêmes informations que le monde entier et partage donc de plus en plus les mêmes valeurs. Le monde est devenu un village planétaire sur les plans de l’information et de la culture. Il y a un socle commun de valeurs et de savoirs partagés par la quasi-totalité de l’humanité. Et nous assistons à des révolutions menées par la nouvelle classe moyenne mondialisée du monde arabe.
Le quatrième enseignement est dans la solidarité de classe des puissants du monde qui s’est manifestée par la grande réserve, la prudence envers ses révolutions et parfois même la condamnation pure et simple et le soutient aux dictateurs. Et le comble du cynisme a été atteint avec la baisse de la note de la Tunisie par les agences de notation. Cela montre qu’il y a une solidarité de classe, une complaisance généralisée faite d’intérêts bien compris, d’échange de cadeaux et de petits services rendus, entre ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent à l’échelle de la planète. C’est l’alliance entre la liberté de circulation des capitaux et l’accumulation massive de capitaux entre quelques mains. C’est l’alliance des grands profiteurs du système, généré par ce dogme fondamental du néo libéralisme qu’est la liberté de circulation des capitaux, et ses valets serviles achetés par les petits conforts, honneurs et pouvoirs distribués généreusement.
Le cinquième enseignement est dans la défaite intellectuelle du bushisme, des néo-conservateurs, des théoriciens du choc des civilisations, et de tous ceux qui brandissaient la menace islamiste pour justifier, au nom de la nécessaire stabilité, le soutien à des régimes dictatoriaux et kleptocratiques en fermant les yeux sur leurs atteintes répétées aux droits de l’homme et le pillage continu des richesses de leurs pays. Une bonne partie de préjugés issus du colonialisme comme la nécessité de mener les peuples arabes à la baguette, leur passivité, leur irrésistible penchant islamiste, l’incompatibilité supposée entre l’Islam et la démocratie, … s'évanouissent ainsi.
Le sixième enseignement est l’expression du dilemme permanent de la diplomatie française entre la nécessaire promotion des droits de l’homme, ce qui est la mission historique de la France et qui assure une grande partie de son rayonnement dans le monde, et la tout aussi nécessaire défense de ses intérêts légitimes. La seule façon d’en sortir c’est de l’assumer, c’est-à-dire de reconnaître que l’on ne peut sacrifier une exigence à l’autre, et que la meilleure façon de dépasser ce dilemne est de soutenir les peuples dans leurs aspirations démocratiques plutôt que leurs dirigeants.
Le septième enseignement est que la pérennité des démocraties naissantes est dans leur capacité à devenir de véritables démocraties d’opinion. L’échec de processus électoraux, comme en Algérie en 1988 ou en Côte d’Ivoire aujourd’hui, est profondément dû à ce que les débats dans ces démocraties naissantes sont restés des débats à caractères identitaires et non programmatiques. Cela se termine toujours par des chocs identitaires, religieux, ethniques, ou entre régions du pays débouchant sur l’écrasement d’une partie de la société par une autre, la division et la dictature pour maintenir l’ordre et la pérennisation du pouvoir d’une classe dirigeante kleptomane. Une vraie démocratie n’est faite ni de confrontations identitaires, ni d’unanimité idéologique, mais de confrontations de projets de société, de liberté de pensée, dans le respect des personnes, du droit et des institutions démocratiques. Contrairement à ce que l'on entend souvent, il n' y a pas d'incompatibilité entre l'Islam et la démocratie mais uniquement entre l'islamisme et la démocratie. Enormément de musulmans sont pratiquants tout en partageant les valeurs démocratiques. La vraie différence, qui explique que la démocratie s'est installée en Occident et pas encore dans beaucoup de pays en voie de développement, est qu'en Occident l'histoire a généré des courants d'opinion, la droite et la gauche, qui ont structuré la démocratie d'opinion. Et comme ces 2 courants sont aujourd'hui usés, le rôle du Modem n'est pas d'effacer les clivages entre droite et gauche mais d'en créer un 3ème, en phase avec les évolutions de notre époque, qui va ainsi régénérer la démocratie d'opinion. D'où la nécessité d'un centre ... indépendant!
Pour revenir aux révolutions arabes, aider sincèrement ces démocraties naissantes sans prendre part à leurs débats internes, voilà le beau challenge qui nous reste à relever.